« Les distiques de Ninin et Rasto »
     

Ce nouveau siècle semble voir naître un nouvel état d’esprit.

La peinture est en pleine mutation. Cette mutation se fait de façon naturelle dans un climat d’émulation artistique « bon enfant ». Les changements qu’elle implique sont imperceptibles alors même qu’ils sont radicaux.

Ces changements se situent sur deux plans, le plan artistique et le plan sociétal.

Or, quand on pense, comme c’est mon cas, que l’artiste fait partie de ceux qui « éclairent » la société et la font évoluer, cette mutation sociétale doit être analysée autant que l’évolution artistique.

L’évolution artistique de ce siècle est l’apparition d’une peinture neuve faite de la rencontre entre deux mondes qui évoluaient parallèlement depuis soixante ans, l’art moderne et le street art.

L’évolution sociétale est celle de la fin de la bataille des égos. Les street artists, acteurs de cette nouvelle peinture, multiplient les collaborations dans la rue. Cette pratique spontanée et amicale est le signe discret de l’évolution des mentalités.

L’amitié jusque-là dans l’art était plutôt une source d’émulation pour aller toujours plus loin que l’autre, être le premier, le meilleur, ou, au moins montrer à l’autre dans des joutes amicales qu’il n’est pas mieux que soi.

Pour exemple, face à l’oeuvre des « Demoiselles d’Avignon » de son ami Picasso, Van Dongen, piqué à vif dans son amitié non sans rivalité avec lui, réalise une grande toile nommée « Les lutteuses de Tabarin », opposition fauve à la réalisation révolutionnaire de Picasso, le cubisme. Tandis que Marcel Duchamp, sachant qu’il ne sera jamais le plus grand peintre après avoir vu de quoi était capable son ami Picasso, décide de s’orienter vers d’autres formes d’expression et parvient à être aussi important que lui en faisant accepter que « tout est art ».

Tous ces artistes sont des hommes seuls face à leur création pour la porter au plus haut d’elle-même. Ce n’est que dans la deuxième partie du XXème siècle que la vision de l’artiste démiurge évolue.

De vrais duos artistiques apparaissent où deux individus sont sur le même plan, ne formant plus qu’une entité créatrice. On pense à Gilbert et George, Pierre et Gilles… Des duos amoureux qui apposent ensemble leur signature sur leurs œuvres communes. Pour autant, Gilbert et Georges déclarent : « Il n’y a pas de collaboration, G&G c’est deux personnes et un seul artiste. » L’ego personnel est effacé pour se fondre dans celui de l’entité qu’ils ont créée.

Une vraie notion de collaboration a émergé dans l’art en ce début de siècle avec les street artists qui créent, soit ponctuellement en franche camaraderie, soit du fait de regroupements par affinités amicales, des œuvres à plusieurs mains dans la rue.

Ninin et Jérôme Rasto font partie de ces artistes. Or, leur collaboration va encore plus loin qu’un travail de juxtaposition, entourage, symétrie avec l’œuvre de l’autre ; ils mêlent leurs univers distincts dans une œuvre si uniforme que des non-initiés penseraient que c’est une seule et même personne qui l’a faite.

Ninin et Rasto, suite à leurs collaborations de rue, sans perdre chacun leur identité propre d’artiste, ont choisi de s’unir spontanément le temps d’une exposition en galerie.

Cette exposition d’œuvres à quatre mains dans laquelle ils imbriquent leurs deux univers sur les mêmes œuvres est inédite et représente la nouvelle époque dans laquelle nous sommes entrés, celle de la fin de la bataille des egos.

Ben dit dans l’une de ses oeuvres « to change art destroy ego ». Lui qui a tant critiqué et tourné en dérision le monde de l’art se moquant de ses travers avec le mouvement fluxus, et travaillant beaucoup sur la notion d’ « ego » a semble-t-il mis le doigt sur ce qui pourrait le changer, la fin de l’ego. L’art serait alors plus vrai, plus authentique.

On a toujours défini l’ego comme un trait de caractère tourné vers soi, mais en fait il est ce qui empêche de se tourner vers l’autre. Le thème de l’exposition proposée par Ninin et Jérôme Rasto parle de cette nouvelle forme d’approche de l’autre : un peuple qui vient sur les terres d’un autre peuple, est accueilli par celui-ci ; ils regardent ensemble les étoiles briller dans le ciel et partagent leurs savoirs. C’est comme ça que Ninin et Jérôme Rasto voient leur amitié et aimeraient voir le monde tourner. Ils se demandent si ce n’est pas de l’utopie mais en le mettant eux-mêmes en pratique la question ne se pose plus : cette exposition relève d’une démarche sincère de deux amis qui, ensemble, ont des choses à dire différentes de ce qu’ils disent séparément, s’unissent pour les exprimer, et travaillent dans ce but à l’unisson et harmonieusement. Sur un plan sociétal, serait-ce l’être humain qui évolue ?

Sophie Roussard

 
 

Au mur, les oeuvres sont disposées les unes à côté des autres comme des pages d'un livre qui se tournent pour raconter une histoire. Certaines oeuvres marchent par deux se répondant l'une l'autre, et l'histoire se déroule tout autour de la galerie. Il fallait commencer en entrant, par la gauche, et le tableau final après avoir fait le tour se terminait dans la vitrine, côté intérieur, en un grand dyptique. Au centre, des petits distiques, présentés comme des reliques dans des boîtes précieuses racontaient à nouveau l'histoire en miniature. Cette présentation centrale faisait penser à celle d'une exposition muséale où des objets retrouvées, fabriqués par ces deux civilisations lointaines, étaient présentées aujourd'hui à notre civilisation. On aurait réuni sous verre des fragments d'objets sur lesquels ils auraient raconté leur histoire et qui seraient parvenus jusqu'à nous.

Pourquoi ce titre d'exposition? "Distique" est une merveilleuse trouvaille de Jérôme Rasto et Ninin pour définir leurs collaborations. ce mot vient de l'univers de la poésie, il désigne deux vers ou deux fragments d'une oeuvre, qui ensemble, constituent une oeuvre complète par le sens.

Nous remercions toutes les personnes venues à l'exposition pour le grand enthousiasme qu'elles ont manifesté et aux enfants venus pour l'après-midi qui leur était consacrée lors de laquelle ils ont fait des dessins inspirés des oeuvres qu'ils voyaient au mur.

 

 

Merci à Ninin et Rasto pour la magnifique fresque sur la facade.